Les premières impressions sont parfois trompeuses. Victime de ton succès, des hôtels sans charme ont été construits sur l’une de tes rives pour accueillir les vacanciers. Une église au clocher bulbeux, vestige solitaire d’une époque sans touristes, fait office de rappel géographique face à la fadeur des immeubles en béton. Pourtant, même sur ce rivage bitumé, ta splendeur est impossible à ignorer.
Isla del Sol, Lac Titicaca, Bolivie
Nous te longeons à pied pendant plusieurs dizaines de minutes, nous éloignant un peu de la foule de familles aux mines réjouies. Il y a du monde sur tes bords et cela sent les vacances. Certains ont posé leurs serviettes sur l’herbe, d’autres sur le sol caillouteux pour s’approcher de toi. Des cordes, des hamacs et des étoffes sont tendus entre des arbres aux troncs fragiles. On cherche l’ombre comme on peut. Nous en trouvons finalement à côté d’un homme d’une quarantaine d’années et d’une femme plus âgée. Ce sont un fils et sa mère, des Serbes. L’homme est volubile, il parle de loi, de frontières et de voitures électriques. Il t’a découvert par hasard lors d’un voyage d’affaires et revient sur tes berges depuis. Vers treize heures, ils quittent leur coin d’ombre pour aller déjeuner et dormir dans la fraîcheur de leur appartement de location. Entre temps, nous en avons profité pour nous baigner. Parfois, le nez au ras de l’eau, je vois le ciel et le sommet des montagnes s’y refléter. Je deviens un axe au milieu de cet infini reflet magique. Nous restons longtemps dans notre petit havre calfeutré par les fines branches d’un pin. Quand nous décidons de partir, les rayons du soleil, blanchis par une épuisante journée de labeur, dessinent à ta surface de longues striures scintillantes.
Mais nous ne sommes pas prêts à te quitter. Nous prenons place autour d’une table en plastique blanche, sur la terrasse d’un bistrot où nous mangeons de la truite grillée en continuant à te regarder. À la première bouchée, ce poisson me ramène à un autre lac, bien plus vaste, bien plus haut, et dont le profond turquoise teinte encore mes souvenirs. Malgré l’ardeur du soleil, ses eaux à lui étaient trop froides pour y plonger. Et tous les soirs, dans le même restaurant, nous avons mangé de la truite grillée. Ces truites-là ont sûrement dû connaître une existence prodigieuse à nager dans le liquide de cette mer au nom sacré.
Retour en Europe. La chaleur de l’astre couchant enrobe le paysage et notre peau. Les plongeons des derniers baigneurs rythment le dîner. Certains jeunes profitent de la photogénie du ciel rosé pour faire quelques selfies, sans se soucier du regard amusé des nombreux mangeurs de truites. Tous les corps, qu’ils soient minces, gros, musclés, se ressemblent à contre-jour.
Bientôt la plage se vide de ses baigneurs tardifs. Nous payons l’addition et marchons encore un peu pour attraper les dernières lueurs du jour. La roche, les pins au loin, l’eau sont désormais recouverts d’une pellicule bleutée. Entre chien et loup, le bleu rampe, s’incruste dans les recoins les plus étroits de la pierre et de l’écorce. Tout semble éteint, plus encore que durant la nuit car les étoiles et la lune ne sont pas encore là. Nous prenons le chemin du retour. Nous et les autres te laissons enfin tranquille. Contrairement à la mer, tu n’émets aucun bruit. Sans vent, sans bateaux, sans baigneurs, pas de vagues. Alors, quand nous, les humains, disparaissons, un silence millénaire doit t’étreindre. Par nuit noire, tu redeviens préhistoire. Nos rires et nos angoisses s’enfouissent dans tes abysses. Il faudra la lueur du jour pour les ranimer.