Elle va retrouver une amie.
Son amie a prévu de lui faire visiter un village médiéval non loin de chez elle. C’est sa région. Cela ressemble au Sud. Cela doit être le Sud.
À l’instar d’un rêve, les scènes s’enchaînent comme dans un film. Ce qui précède l’arrivée au village est flou. Elle émane donc de la substance d’un fondu entre deux plans et sent son corps avancer vers le village, village encaissé dans une vallée et dont les pierres ocres d’anciennes bâtisses se superposent à un paysage rocailleux et clairsemé de moyenne montagne.
Elle se saluent et descendent vers un pont qui sépare le village en deux. Plus elles s’en approchent, plus sa largeur semble mince, à peine suffisante pour y marcher. Quand elles y arrivent, le pont a la taille d’un fil de funambule. Son amie amorce la traversée sans se soucier de cette drôle de réalité. L’autre la suit, peu rassurée, le pas hésitant. Alors qu’elle se trouve à mi-chemin, l’eau de la rivière qui coulait en dessous se change en gouffre béant et ténébreux. Elle chute, mais au lieu de tomber vers le fond, bondit et va de plus en plus haut. Elle voit le village d’un oeil d’oiseau, net, panoramique, malgré la vitesse. Son coeur semble remonter jusqu’à ses lèvres, une déglutition brusque empêche le pire. Le plaisir de regarder se transforme rapidement en peur panique. Au moment où ses paupières se ferment finalement, le mouvement s’inverse. Cette chute ascendante redevient banale, la gravitation reprend ses droits. Le corps plonge malgré l’esprit qui ne rêve que d’immuabilité. Vite, il faut rouvrir les yeux, ce n’est pas tous les jours qu’on a le loisir de regarder la mort en face.
Le village n’est plus, il a été remplacé par la périphérie de quelque ville. Ce saut involontaire la rapproche de plus en plus des habitations, si bien qu’un petit immeuble d’un étage se dessine précisément. Elle atterrit dans un salon rétro en se glissant, les pieds en premier, par la fenêtre à demi ouverte. La chute s’interrompt brutalement et la voilà tranquillement assise sur un canapé en cuir chocolat, face à un couple de vieux. Son entrée a dû être prodigieusement silencieuse car ils ne lèvent même pas la tête de leur lecture.
Que faire ? Tenter de se lever et de s’en aller discrètement ?
Ses pensées ont dû transpirer de son cerveau, le vieil homme la regarde en souriant.
“Tu dois t’ennuyer avec nous ?”
Pas de doute, ce sont ses grands-parents. Elle ne les a jamais vus mais ne se questionne pas. Elle se sent bien dans cette petite pièce à vivre où se trouve aussi la cuisine. La décoration est un peu baroque. Des fleurs séchées somnolent dans un vase asiatisant, une poupée en porcelaine aux joues framboise s’adosse à une tour de Pise en résine tandis que deux chats en céramique bleutée la scrutent en arborant un sourire éternel. Certains meubles ont un aspect laqué, d’autres sont dans un bois sombre et souvent sculpté qui contraste avec la blancheur du carrelage. La pièce est trouée par quatre fenêtres habillées de voilages en dentelle, aux extrémités comme des vaguelettes, qui couvrent un quart des vitres. Une brise les agite doucement. Derrière le verre, le ciel est si sombre qu’il ressemble à un mur.
“On va se balader ?”
Soudainement, sa grande-mère se tient à sa gauche, devant une porte qui s’ouvre sur une galerie, prête à partir se promener.
“Je vais prendre les parapluies. Ça empêchera peut-être au ciel de se vider sur nous !”, ajoute son grand-père.
Au moment de se lever, elle réalise qu’elle n’a ni sac ni veste.
Ils sortent et longent les murs de l’immeuble jusqu’aux escaliers extérieurs qui mènent à la rue. Depuis le trottoir, elle les observe approcher précautionneusement chaque marche, le regard rivé devant eux, la main comme une serre agrippée à la rambarde. Quand est-ce que le basculement opère ? Quand est-ce que des escaliers se changent en défi ? Elle les imagine au retour des courses, portant vaillamment leurs provisions jusqu’à la galerie. A-t-elle déjà eu ce genre de pensées ? Une masse épaisse et noire semble avoir envahi son cerveau.
Ils marchent dans ce quartier aux immeubles anguleux et sans histoire avec, ça et là, un mini-supermarché, une boulangerie, un salon de coiffure. Rien, pas même le nom des rues, ne permet d’identifier la banlieue qu’ils arpentent. Le ciel, jusqu’alors aussi compact que du béton, se strie peu à peu d’éclairs. Les premières grosses gouttes tombent lentement mais lourdement, laissant présager un déluge. Le trio se hâte de rentrer. Le temps de gravir la dizaine de marches, la rue est devenue une rivière aussi anthracite que le ciel.
Depuis la première marche, elle les regarde monter puis, sans se retourner, tourner la clef pour entrer. Leurs cheveux blancs, leurs vestes vieillottes, son geste à lui de secouer les parapluies refermés. Elle ne voit que leur dos mais c’est suffisant pour l’emplir d’une bouffée d’affection. Elle pourrait les rejoindre. Son grand-père lui proposerait une tasse de café fumante. Sa grand-mère allumerait les diverses lampes du séjour. Puis ils retourneraient à leurs mots fléchés. Ce qui aurait pu être la suite se déroule dans sa tête.
Au lieu de cela, elle perd l’équilibre. Elle tombe à la renverse et son chemisier se mouille au contact de la rue-rivière. Le courant l’emporte furieusement. Elle dévale le quartier en flottant sur le dos, comme l’Ophélie de Millais mais sans romantisme car l’eau est sale, gonflée de détritus. Son regard colle au ciel, seul élément constant dans cette frénésie. Tout devient plat, monochrome et horizontal. Le dehors et l’amas opaque de sa mémoire ne font plus qu’un. Une tristesse aussi aiguisée qu’un couteau la transperce. Elle est submergée.
“Tu es sûre que ça va ? Ça a dû être un choc, l’eau est tellement froide !”
Ses cheveux gouttent sur le sol et elle frissonne. Ses vêtements et ses chaussures sont trempés. Une jeune femme pose un pull sur ses épaules frigorifiées. Sur le sol, le soleil traversé par les nuages fait parfois apparaître une ombre aux contours imposants. Ce colosse, c’est un pont. Un pont qui sépare un village en deux. Il surplombe la rive sablonneuse sur laquelle elles sont assises. Depuis le pont, des touristes les regardent, intrigués. Des villageois ont appelé les pompiers. L’histoire prend fin quand le bleu du gyrophare illumine son visage.
Visage bleu et fondu au noir.