VIII
Partie I
Le numéro de Silvia était resté longtemps au fond de la poche de la veste en jean élimée de Gio. Le bout de papier formait désormais une boulette, une petite masse robuste qui avait déjà côtoyé une incroyable variété de miettes, et qui avait résisté au profil aiguisé des clefs ainsi qu’à l’humidité des jours de pluie. A son contact, la main de Gio tressaillait et un peu de sueur froide venait recouvrir son front ; mais cette légère inquiétude était toujours accompagnée par le fait rassurant qu’il ne l’avait pas encore perdue. Les jours de travail, Gio se persuadait qu’il n’avait pas le temps pour appeler Silvia. Les jours de congés, il se trouvait des prétextes pour ne pas le faire. Trop de ménage, une longue promenade dans la ville qui l’avait épuisée, l’absence de crédit sur son téléphone, le désir d’apprendre les bases de la trompette en une journée. La liste des prétextes était longue alors que les jours raccourcissaient à vue d’oeil. Depuis qu’Alessandro lui avait tendu le papier, plusieurs semaines s’étaient écoulées. L’été battait son plein : les groupes de touristes qui envahissaient déjà la place du Duomo étaient devenus des essaims et les glaces devaient être dévorées sur le champ ou dégustées sous l’air glacial et conditionné des seuils de magasins.
Entortillés comme ils étaient, les doigts de Gio ressemblaient aux lourdes racines du vieux pin sous lequel il se tenait debout. Un moineau exécutait de minuscules bonds sur la tombe d’Ada à la recherche de nourriture invisible aux yeux des géants humains. En cette fin d’après-midi de juillet, Gio tira enfin le morceau de papier de sa poche. L’encre avait pâli mais les chiffres étaient encore lisibles. Quelques minutes et toussotements gênés plus tard, un rendez-vous avait été convenu.
Vue d’en haut, la place était couverte de tâches sombres plus ou moins larges qui se déplaçaient selon un rythme anarchique. Une masse fluide de touristes aux grandes lunettes de soleil, de vendeurs ambulants sans-papiers, d’adolescents excités par la liberté des grandes vacances. Seul, Gio les observait, devinant leurs nationalités, notant les différents types de physiques, fredonnant un morceau qu’il avait imaginé. Soudain, sa rêverie fut interrompue par le tapotement amical d’une main sur son épaule. Silvia était arrivée. Elle aussi portait des lunettes de mouche qui lui grignotait la moitié du visage. Gio se demanda si ce genre de lunettes existait au temps d’Ada puis réalisa qu’il était temps pour lui de cesser de les comparer. Après qu’ils se soient salués, Elisa ôta ses lunettes noires et plissa les yeux en direction du Duomo. La façade illuminée par les rayons du soleil resplendissait avec tout le faste de ses pierres de marbre blanc, si bien que la colossale bâtisse paraissait presque fausse dans l’azur de ce début d’après-midi estival.
« – Je sais que c’est un peu cliché mais j’adore cette place. Le Duomo me rend fière d’être milanaise. »
Les paroles simples de Silvia parvinrent aux oreilles de Gio pareilles à une pluie de souvenirs. Il se remémora ces mêmes après-midi d’été passées la main pendue à celle de sa mère à déambuler dans le centre-ville. Elle s’arrêtait toujours un moment pour lire avec avidité le programme accroché aux murs de la Scala, rêveuse devant les noms de chanteurs et chanteuses célèbres et célébrés. Souvent, elle lui achetait un sorbet au citron chez le vendeur près de la statue de Leonard de Vinci. Gio le dégustait avec lenteur en lançant des regards furtifs à l’homme en pierre. Celui-ci l’effrayait plus qu’il n’aurait osé l’avouer. Son visage, derrière l’opulente barbe et sous le chapeau d’artiste, était légèrement incliné vers la droite et son air dédaigneux semblait justement s’adresser à la gourmandise du petit garçon. Une fois la glace avalée, sa mère lui reprenait prestement la main et ils se dirigeaient vers la galerie Victor Emmanuel II. Sa mère en profitait pour s’adonner au lèche-vitrine et ses yeux brillaient devant les étoffes et souliers qu’elle pouvait seulement rêver de porter. Gio aimait quand ils s’arrêtaient quelques instants au coeur de la galerie, pile en-dessous de son énorme coupole. Le petit garçon renversait alors la tête pour observer les quatre fresques dont les représentations exotiques lui donnaient des envies d’ailleurs. Il était toujours frappé par la présence du lion tranquillement installé près d’une femme au torse nue et qui ne semblait même pas le remarquer. Était-il possible que, dans certaines contrées, des animaux féroces coexistent avec les humains ? Sa mère avait beau lui dire que les lions et les chats faisaient partie de la même espèce, Gio avait des doutes quant à la plausibilité de cette relation. Une fois de l’autre côté de la galerie, leurs yeux mettaient plusieurs secondes pour se réhabituer à l’éclat du jour, toujours plus puissant que celui de la lumière artificielle malgré tous les efforts de celle-ci. A cette époque, un tout autre monde habitait la place du Duomo ; une faune d’individus ordinaires ne pouvant, eux non plus, se payer le moindre article de la galerie. S’ils avaient le temps, ils grimpaient les escaliers jusqu’en haut du Duomo. Gio lâchait alors la main maternelle pour courir les pentes du toit, provoquant en duel les horribles gargouilles gardiennes des lieux. Les remontrances de sa mère lui parvenaient d’abord sourdement à l’oreille puis de plus en plus fort à mesure qu’elle s’impatientait. Une fois dans le métro, Gio s’endormait alors, la tête posée sur les genoux de sa mère.
« – Alors, ça vous dit ? »
Sans savoir quelle était la question, Gio acquiesça. Après avoir fait la queue pendant environ quarante-cinq minutes (que les temps avaient changé !), Gio et Silvia débutèrent leur ascension.