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VI

Partie 1

Quand le noir se fit, Gio s’enfonça profondément dans le fauteuil moelleux de la petite salle de théâtre. Il comptait sur la prochaine heure pour échapper un temps aux questions incessantes d’Elisa (« Tu crois que mon blush me donne l’air vieux ? », « Tu penses que c’était sa nouvelle poule hier soir ? », « Au fait, est-ce que j’ai l’air trop serré dans mon chemisier ? ») et éventuellement s’accorder un rapide somme. Elisa s’était faite belle ce soir-là, mais tous les fards du monde n’auraient pu cacher la jalousie qui la rongeait. Quelques personnes étaient venues assister à cette répétition publique, les autres comédiens de la troupe et des amis sans doute, et les bouches s’étaient prestement fermées lorsque les spots s’étaient éteints. Elisa avait laissé échapper un copieux soupir en marmonnant « C’est pas trop tôt, on crève de chaud avec ces lampes ! » tandis que Gio se recroquevillait plus profondément dans son siège. Après plusieurs tentatives infructueuses, le rideau s’ouvrit maladroitement sur un décor minimaliste uniquement habité d’une table en bois et de quatre chaises disparates. Un tableau représentant un paysage de plaine à l’allure nordique se balançait contre le mur. Gio pensa que la troupe ne devait pas avoir beaucoup de moyens. A cette remarque, un jeune homme petit, aux cheveux noirs et soyeux comme des plumes de corbeau, entra en scène en jetant des regards un peu inquiets aux spectateurs, et dit :
« – C’est lui. »
Il n’avait même pas prononcé sa deuxième courte réplique que les paupières de Gio s’alourdissaient déjà.
« – Kaliayev. Nous l’appelons aussi le Poète. »
A demi assoupi, des bribes de la pièce parvenaient à ses oreilles : douces voix incompréhensibles d’hommes et de femmes inconnus qui se mélangeaient au craquement des planches sous leurs pas.
« – C’est ainsi que Schweitzer est mort. Pourquoi souris-tu, Stepan ? »
L’histoire n’avait ni queue ni tête.
« Oui. Il faut seulement prendre garde à ne pas briser le tube. »
Cette voix-là était grave et sûre, androgyne.
« – Dora, une seule bombe suffirait-elle à faire sauter cette maison ? »
A ces mots, Gio sursauta et l’épitaphe inscrit sur la tombe d’Ada lui revint violemment en mémoire :
« Dix-huit ans. Périt dans le désastre de la Bovisa ».
Les yeux à présent ouverts, il fut ébloui par la puissante lumière qui émanait de la scène. Le contraste entre les ténèbres de son demi sommeil et l’éclat des projecteurs réduisait les acteurs à des masses sombres aux contours flous. Quand ses pupilles furent plus habituées, il faillit pousser un cri. Ada se tenait là, à quelques mètres de lui, sur les planches. Ses longs cheveux étaient rassemblés en un lourd chignon et son cou était entouré d’une grosse écharpe en maille grossière. Il donna un léger coup de coude à Elisa mais elle n’avait d’yeux que pour Alessandro et ne remarqua pas son geste.

« – Tout le monde ment. Bien mentir, voilà ce qu’il faut. »

L’acte premier de la pièce se poursuivit pendant que Gio recouvrait peu à peu ses esprits. Non, ce n’était pas Ada. C’était l’inconnue du métro, une amatrice de théâtre qui jouait dans la même troupe qu’Alessandro. Elle interprétait le rôle de Dora, une terroriste russe du début du XXème siècle. C’était une coïncidence, pas une résurrection, ni une réincarnation. Une drôle de coïncidence certes, mais rien d’anormal. Non, rien de bizarre à la retrouver là. Ah, le hasard ! Et tandis que la raison de Gio tentait de prendre le dessus, ses yeux fixaient Ada, non, Dora, enfin plutôt l’inconnue du métro. Elle évoluait dans ce décor simple avec aise, déclamant ses répliques avec confiance. La voix grave et sûre, c’était la sienne. Une certaine sérénité finit par envahir Gio. Regarder Ada bouger, parler, RESPIRER. Il avait l’impression de vivre une charmante hallucination. Peu lui importait que ce ne soit pas vraiment sa défunte préférée. Il voulait y croire, du moins jusqu’à ce que le rideau tombe.

Lorsque le rideau fut baissé à la fin du premier acte, les dents de Gio avaient inondées son visage.
« – Ca vous a plus ? » demanda Alessandro qui venait de sauter de la scène pour les saluer, lui et Elisa. Cette dernière regardait son collègue avec un drôle d’air, sans doute convaincue qu’il était devenu fou. Alessandro et elle échangèrent quelques banalités ; elle évitant à tout prix le moindre compliment, lui évitant à tout prix de la vexer. Gio aurait pu continuer à sourire éternellement si Elisa ne l’avait pas sorti de sa béatitude en aplatissant sa main potelée et baguée sur sa joue :
«  – Ca va pas la tête ! – s’exclama, surpris mais sans colère, Gio.
– Ca fait mille ans que je te parle et tu ne réagissais pas ! Qu’est-ce que tu as à sourire comme un benêt ? – dit-elle irritée, sans doute davantage par son échange gêné avec Alessandro, qu’à cause de son collègue et nouveau souffre-douleur, – et sans lui laisser le temps de s’expliquer, elle continua – l’autre grand échalas (Gio pensa qu’elle parlait d’Alessandro) nous a proposés de prendre l’aperitivo avec le reste de la troupe dans une demie-heure, rue Fiori Chiari. Je vais encore avoir l’air de la vieille peau de service dans ce quartier branché… » se lamenta-t-elle, en cherchant son miroir de poche pour se repoudrer le nez.

Silvia se tenait assise dans une pièce exiguë qui faisait office de loge. Tous les autres étaient déjà partis manger et boire un coup à quelques pas de là. Ils s’étaient tous félicités du succès de cette répétition publique organisée à la dernière minute. Elle avait préféré attendre d’être seule pour ouvrir cette lettre qu’elle avait reçue ce matin dans la poste. La jeune femme se regarda furtivement dans le miroir de la coiffeuse. Elle sentait que le visage qu’elle y verrait après l’avoir lu serait forcément différent. Quelques minutes et plusieurs relectures plus tard, son reflet lui souriait.