Chapitre V
Partie 2
Onze heures et demi sonnèrent. Elisa, qui avait augmenté le son de la radio « pour ne pas s’assoupir », ronflottait sur son siège, la tête penchée vers l’avant dans une position inconfortable qui présageait un mal de nuque au réveil. A cette heure-ci, la station Kiss Kiss passait de la techno et l’animatrice à la voix surexcitée baissait parfois le volume de la musique pour lancer des slogans comme « c’est cool, le week-end commence !» ou encore « radio Kiss Kiss, la musique comme vous la kiffez ! ». Gio se dit que, décidément, ce n’était vraiment pas le genre de musique qu’il aimait. Il était en train d’étudier les subtilités de la basse répétitive d’un autre morceau abrutissant quand il aperçut Alessandro marcher dans la station. Il portait un complet bleu marine qui, ma foi, pensa Gio, était élégant et mettait en valeur ses épaules. Une jeune femme avec un petit chapeau rond émeraude évoluait à ses côtés. Gio pria pour qu’Elisa demeure dans les bras de Morphée mais l’enthousiasme de l’animatrice radio ou peut-être son instinct lui fit ouvrir les paupières. Soudain, Gio l’entendit interpeller le jeune homme :
« – Mais, c’est Alessandro !, cette exclamation fut suivie par de grands gestes et – viens dire bonsoir à tes bons vieux voisins de station au moins ! ». Le jeune homme se retourna prestement, peut-être même un peu trop, fit mine d’hésiter mais se dirigea presque aussi tôt vers eux. Son amie resta à l’écart, occupée à écrire un message sur son téléphone portable.
« – Tu ne nous présentes pas ta copine ?, interrogea Elisa sur un ton qui peinait à cacher sa jalousie. Et, sans laisser le temps à Alessandro de placer un mot, enchaîna :
– Tu ne m’en as jamais parlé. Tu l’as rencontré comment ?
Alessandro, qui n’osait tenir tête à la femme dont il était amoureux, répondit :
– A mon cours de théâtre.
– Môsieur fait du théâtre ! Bien, bien, je ne savais pas… Tu nous en fais des cachotteries. C’est un beau vêtement que tu portes-là ! C’est pour l’occasion, j’imagine », déclara Elisa, dont le clin d’oeil vaguement complice contrastait avec la moutarde qui commençait à lui monter au nez.
Gio se sentait coupable. Cette situation gênante ne serait jamais arrivée s’il n’avait pas entraîné sa collègue dans cette histoire farfelue. Il sentait qu’Alessandro avait prévu de la rendre jalouse, qu’il espérait que Gio raconte qu’il l’avait vu avec une autre femme, mais il ne s’attendait pas à ce qu’Elisa soit présente aussi. Alessandro était cramoisi, la honte transpirait de toute sa personne. Elisa le remarqua, puis se dit qu’il était fichtrement beau dans son costume neuf malgré tout. Il ne l’avait jamais porté pendant leurs rendez-vous. Il avait dû l’acheter exprès pour sa nouvelle poule, pensa-t-elle.
Pour la première fois de sa vie, Gio sentit qu’il devait agir. Il était entraîné dans un triangle amoureux qu’il voulait quitter au plus vite :
« – On aimerait bien te voir jouer, n’est-ce pas Elisa ? »
Cette dernière fut étonnée de l’entendre prendre la parole, et tout en bougonnant, hocha la tête en guise d’affirmation. Il se trouvait qu’Alessandro avait une répétition le lendemain avec sa nouvelle troupe. Le rendez-vous fut pris, et le vendeur de panini s’éloigna enfin avec son amie dont le petit chapeau semblait venir d’une autre époque.