Chapitre IV
Partie 2
« – Alessandro a sorti le grand jeu hier soir », dit Elisa tout en arrangeant ses cheveux devant le petit miroir circulaire collé à un carreau de la kitchenette. Gio s’était déjà assis à sa place derrière le guichet et fixait un point imaginaire au fond de la station. « – Je crois qu’il m’aime bien. Il est charmant, faut dire, bien qu’il manque un peu de second degré ! Mais c’est un gamin, il y a bien dix ans d’écart entre nous, je n’ose pas lui dire… Ah, je ne sais pas quoi faire ! Toi, tu ferais quoi à ma pla… ».
Elisa s’interrompit (un événement assez rare pour être noté), lança un regard inquiet à Gio qui venait de pousser un cri étouffé duquel émana une phrase étrange et empreinte de panique :
« – A moins qu’elle n’ait ressuscité !
– Que dis-tu ? Gio ? » Elisa s’approcha tout près de son collègue. Elle vit ses yeux fiévreux et porta la main à son front. « -Tu es brûlant ! Qu’est-ce qu’il t’arrive ? ». Gio regarda autour de lui comme pour s’assurer qu’aucun passager n’était sur le point de venir au guichet, soupira, et commença à se confier à Elisa. Il ne s’épanchait jamais auprès de personne, y compris lui-même, et les mots sortirent sans queue ni tête. Il lui raconta ses balades quasi journalières au cimetière, l’apparition d’Ada dans la station, l’insomnie, comment il avait décidé en pleine nuit d’aller voir la tombe, l’escalade de la grille, la perte de repères, la peur et même les larmes.
« – Je n’ai pas trouvé la tombe d’Ada alors que je connais ce cimetière par coeur. Je suis sûre qu’elle a disparu, ou bien même qu’elle n’a jamais existé ! ».
Pour une fois, les mots d’Elisa restèrent suspendus sur le bout de ses lèvres. Le désespoir de Gio était trop profond pour être soulagé à coup de paroles réconfortantes, Elisa le savait. Alors, doucement, elle posa sa main sur celle, crispée, de Gio. Soudain, la chaleur de sa paume le rappela à la réalité. Le brouhaha de la station pénétra à nouveau dans ses oreilles. Un sourire gêné éclaira son visage épuisé. Elisa jeta un coup d’oeil à sa montre, et lui demanda:
« – A quelle heure ferme le cimetière ?
– Cela dépend du gardien, mais en général vers six heures…
– Bon. Mange quelque chose, fais ton boulot, et quand tu as fini, montre-moi cette maudite tombe… Et pas la peine de discuter ! »
A dix-sept heures pile, Gio vit Elisa descendre quatre à quatre les escaliers de la station. Les talons hauts de ses sandales rouges touchaient à peine les marches, comme si leur propriétaire eut été en suspension. Angelo, leur jeune collègue aux épaisses lunettes, venait d’arriver pour prendre la relève. Gio finit son café en vitesse, ôta la veste de son uniforme et rejoignit Elisa qui ne tenait déjà plus en place. En quittant la station, ils ne remarquèrent pas l’air qu’avait Alessandro en les regardant tous les deux s’éloigner. Son front était barré par de nombreuses lignes de contrariété.
Gio s’immobilisa un instant avant de passer la grille du cimetière. L’angoisse de revenir sur les lieux du crime l’étourdissait. En plus, et ce malgré les conseils d’Elisa, son estomac était toujours vide et les litres de caféine ingurgités le firent presque défaillir.
« – Tu viens ? – lui lança Elisa de l’autre côté des barreaux, – Je viens de parler à Francesco, il veut bien nous accorder quelques minutes avant de fermer boutique ! »
Gio eut un petit choc en apprenant le prénom de son gardien préféré. « – Francesco… Ca ne lui va pas trop…» pensa-t-il tout en franchissant inconsciemment la frontière entre le cimetière et le trottoir. Il jeta un coup d’oeil inquiet à Francesco donc, et le remercia d’un léger signe de la tête. Francesco, trop occupé à regarder le replay du match de l’Inter, lui adressa un rapide signe de la main. Avant même qu’il n’eut réalisé où il se trouvait, Elisa le tirait par la manche, impatiente de découvrir si la tombe d’Ada existait vraiment.
« – Elle a de beaux yeux » murmura Elisa. Ces simples mots réconfortèrent Gio. La fleur blanche en guise de bandeau, l’ondulation soyeuse des cheveux, l’air à la fois fier et rêveur, et surtout, surtout, les grands yeux sombres… Rien n’avait bougé. Ada se trouvait encore là, à jamais muette dans la pierre. A la clarté des derniers rayons de soleil, la ressemblance avec l’inconnue du métro était frappante. Une somme d’idées fourmillait dans la tête de Gio. L’Ada du métro était-elle une apparition ? Ou simplement un sosie ? Partageaient-elles des liens de sang ? Il fit part à Elisa de ses interrogations alors qu’ils quittaient les lieux. A l’entrée de la bouche de métro, sa collège eut une idée :
« – Tu sais, pour que tu arrêtes de te faire du mouron, le mieux serait de voir si ton inconnue refait surface le même jour, à la même heure. »