II
Partie 2
Gio avait été amoureux deux ou trois fois. A vrai dire, il ne s’en souvenait plus très bien. Les seuls détails qui restaient agglutinés à sa mémoire étaient des moments passés avec elles. Les fraises à la chantilly dégustées sur la plage de Camogli. Le paysage mouvant que l’on regarde d’un banc, une après-midi d’automne entre averses et soleil éclatant. Cette petite toile du Christ, vue à l’une des pinacothèques, les yeux endormis sur un visage rondouillard et satisfait. Les doigts qui s’emmêlent dans des mèches comme celles d’Elisa. La purée préparée par ses soins le soir du premier rendez-vous. Pas ceux d’Elisa, bien sûr. Le toc toc toc… Le toc toc toc de… Une fille tapotait la vitre à l’aide de la pulpe de ses doigts, le visage symétriquement opposé à celui de Gio et seulement séparé par quelques millimètres de verre. Ses yeux était joliment globuleux. Le garçon à côté avait quant à lui des yeux rieurs comme des billes bleues. La fille baragouina quelques mots en italien d’écolière. Le carnet de dix tickets une fois acheté, le couple s’éloigna en s’engueulant en sourdine. Ils furent presque immédiatement suivis par une petite femme asiatique qui portait un grand chapeau ceint d’un foulard indigo à l’air couteux. Elle ne le salua pas et désigna avec son doigt garni d’une grosse bague en or une phrase dans son guide de conversation. Gio lui expliqua comment se rendre de la station Garibaldi à celle du Duomo à grand renfort de gestes ; un itinéraire du reste très simple mais qui comportait un changement à Repubblica que la future passagère semblait ne pas comprendre malgré les efforts de son interlocuteur. Gio avait l’habitude des touristes qui ne parlaient ni un mot d’italien ni un mot d’anglais. Il ne montrait jamais le moindre signe d’impatience malgré la queue qui s’allongeait derrière la limite de discrétion. Tout d’un coup, la femme poussa un petit cri et ses yeux s’illuminèrent. Elle le remercia cinq fois d’affilée avec un accent à couper au couteau et lui tourna le dos aussi vite qu’elle était arrivée. S’en suivit un employé de bureau irrité par l’attente et qui voulait renouveler son abonnement, un vieil homme avec une touffe de cheveux gris qui venait chaque semaine demander s’il bénéficiait de la gratuité (et chaque semaine, la réponse était la même), une famille américaine composée de cinq enfants excessivement amicale, un jeune homme timide à l’accent toscan qui acheta une carte à la semaine et beaucoup d’autres personnes, italiennes, étrangères, pressées, sympathiques, perdues et surtout vite oubliées par Gio.
Après le flux de passagers de dix-huit heure, la station se fit plus calme. C’était vendredi, et les milanais devaient être chez eux à se pomponner pour sortir. La musique pop crachée par la radio résonnait entre les murs de béton gris éclairés par des néons blancs. L’atmosphère cafardeuse de la station désertée plaisait à Gio. La vitre de son bureau le coupait du bruit des conversations, des pas et de la radio. Dans ces moments, il aurait pu ouvrir un livre mais il préférait plutôt profiter de ces parenthèses silencieuses. Il savait qu’au-dessus de sa tête les voitures continuaient à rouler, les piétons à arpenter les trottoirs. La vie urbaine ne s’immobilise que très rarement là-haut. Le cœur d’une station de métro bat différemment, ralentit parfois et s’arrête même complètement lorsque le rideau de fer se baisse à minuit.
Petit à petit, les corps inondèrent à nouveau la station. Les semelles claquaient sur le carrelage écru. Soudain, dans la foule des visages maquillés, apprêtés, parfumés, Gio en aperçut un au nez familier Reconnaître des anonymes ne lui était pas rare… Les mêmes personnes empruntaient quotidiennement ce métro et leurs figures imprégnaient machinalement sa mémoire. Mais ce profil lui fit un tout autre effet. Sur lui, une paire de lunettes rétro qui accentuait un beau regard sombre souligné par de petites cernes bleutées. Gio était sûr qu’il n’avait jamais vu cette femme ici ; l’avait-il croisée dans le parc ? Dans un rayon de supermarché ? Au détour d’une rue ? Gio retraça les allées et venues de ces dernières semaines routinières, fouillant dans les abimes de son cerveau jusqu’à ce qu’elle se fût engagée dans les escaliers et ait disparu de son champ de vision. Il demeura pantois tout le reste de la soirée, exécutant ses tâches comme un automate, et le visage de chaque passager qui vint l’interrompre cette fois-là prit les traits de celui de cette fausse inconnue.